Histoire en balade

1936 et les grèves de la joie

L’accession au pouvoir du Front Populaire en mai 1936 donne de l’espoir aux ouvriers. Une vague de grèves massives se déclenche après l’élection dans les usines françaises. Ces grèves marquent un tournant dans l’histoire sociale du pays. Ces grèves sont motivées par les conditions de travail extrêmement difficiles et les salaires insuffisants qui ne permettent pas aux ouvriers de subvenir convenablement à leurs besoins.

Portrait de Simone Weil
Portrait de Simone Weil.

Simone Weil, une philosophe dans les usines

Simone Weil, philosophe et enseignante, décide de s’immerger dans le monde ouvrier en travaillant dans plusieurs usines entre 1934 et 1935 (avant l’arrivée du Front Populaire),  chez Alsthom et Renault. Cette expérience lui permet de comprendre de manière concrète la dure réalité du travail en usine.

Elle consigne ses observations dans un journal, qui sera plus tard publié sous le titre La condition ouvrière. L’extrait La vie et la grève des ouvrières métallos, publié le 10 juin 1936 sous le pseudonyme S. Galois dans La Révolution prolétarienne, témoigne de l’impact des grèves et des revendications ouvrières. Ce texte souligne la souffrance physique et morale des ouvriers, leur combat pour des conditions de travail plus humaines et les espoirs suscités par l’élection du Front Populaire et les accords de Matignon.

Une souffrance quotidienne et une condition ouvrière pénible

Simone Weil décrit avec force les conditions de travail harassantes des ouvriers et ouvrières métallurgistes. La fatigue omniprésente, la cadence effrénée imposée par le taylorisme et les salaires misérables contribuent à un quotidien marqué par l’épuisement et la faim. « La fatigue, accablante, amère, par moments douloureuse au point qu’on souhaiterait la mort » illustre cette dure réalité. Les femmes, bien qu’intégrées au travail industriel depuis 1925 chez Renault et Alsthom, sont soumises à des rythmes inhumains.

La faim est une constante dans la vie des ouvriers, conséquence directe de salaires insuffisants (300 à 350 francs pour une femme, 450 à 500 francs pour un homme). Les ouvriers sont payés à la tâche, ce qui renforce l’angoisse de ne pas produire assez et d’être pénalisés. La rationalisation du travail accentue cette souffrance en imposant un travail répétitif et aliénant, selon les principes du taylorisme. « Sur une machine, pour une série de pièces, cinq ou six mouvements simples sont indiqués, qu’il faut seulement répéter à toute allure ». Ce mode d’organisation transforme l’homme en machine et nie toute humanité aux ouvriers, soumis à un contrôle strict du temps et des cadences.

Une soumission imposée et un mal-être généralisé

Le témoignage de Simone Weil met également en lumière l’aliénation psychologique des ouvriers. Ils sont sous une pression constante, soumis à la surveillance et aux ordres des contremaîtres. « On n’a droit à rien d’autre. On est là pour obéir et se taire. On est au monde pour obéir et se taire ». Cette soumission est exacerbée par la peur du licenciement, dans un contexte où le chômage atteint environ 10 %.

Les relations hiérarchiques sont marquées par la peur et l’arbitraire. Les ouvriers risquent des sanctions, telles que des amendes prélevées sur leur salaire ou même des renvois injustifiés, pour des motifs insignifiants. « On s’exposerait à bien des souffrances rien que pour éviter une engueulade ». Ce climat de terreur maintient les ouvriers dans un état de passivité forcée, renforçant leur sentiment d’injustice et d’exploitation.

La lutte ouvrière et l’importance des revendications

Face à ces conditions de travail insoutenables, les ouvriers se mobilisent. La grève de 1936 devient un moyen d’exprimer leur mécontentement et leurs revendications, notamment l’augmentation des salaires et la fin des licenciements arbitraires. « Tout en se crevant, on ne gagne à peu près rien ». Les salaires bas et les sanctions injustifiées accentuent le ressentiment des travailleurs, qui ne perçoivent pas de juste rétribution pour leur labeur.

La grève constitue un moment de libération et de solidarité. « Enfin on respire ! C’est la grève chez les métallos ». Elle prend une forme inédite, pacifique et festive. Contrairement aux grèves précédentes souvent violentes, celles de 1936 se caractérisent par des occupations d’usines où se tiennent des animations et des concerts. Ces occupations permettent aux ouvriers d’empêcher le remplacement des grévistes tout en évitant les affrontements directs avec les forces de l’ordre. Ce mouvement social sans précédent démontre la capacité des ouvriers à se mobiliser collectivement pour défendre leurs droits.

L’espoir suscité par le Front Populaire et les accords de Matignon

Les grèves de mai-juin 1936 interviennent dans un contexte politique nouveau. L’élection du Front Populaire sous la direction de Léon Blum donne aux ouvriers l’espoir de voir enfin leurs conditions de vie s’améliorer. Cependant, leur méfiance vis-à-vis des partis politiques reste forte, en raison des désillusions passées.

Les accords de Matignon, signés les 7 et 8 juin 1936, représentent une avancée majeure pour les travailleurs. Ils garantissent des augmentations de salaire allant de 7 à 15 %, la reconnaissance des délégués syndicaux, le droit syndical et l’instauration de conventions collectives. Ces accords précèdent les grandes réformes du Front Populaire, notamment la loi sur les congés payés et la réduction du temps de travail à 40 heures par semaine. Pour les ouvriers, ces mesures constituent une victoire significative qui leur permet d’espérer une amélioration de leurs conditions de vie.

Toutefois, Simone Weil reste lucide sur la portée de ces avancées. « Le pli de la passivité contracté quotidiennement pendant des années et des années ne se perd pas en quelques jours, même quelques jours si beaux ». Le combat syndical reste essentiel pour maintenir ces acquis et poursuivre la lutte pour de meilleures conditions de travail.

Une prise de conscience et une reconnaissance retrouvée

Les grèves de 1936 ne se limitent pas à des revendications économiques. Elles permettent aux ouvriers de retrouver un sentiment de dignité et de reconnaissance. « Se sentir des hommes, pendant quelques jours ». L’occupation des usines devient un moment de sociabilité où les ouvriers redécouvrent la joie et la solidarité. Des activités festives, comme des concerts et des jeux, transforment ces lieux de labeur en espaces de convivialité.

Le soutien des syndicats et les engagements du Front Populaire renforcent ce sentiment d’appartenance et de légitimité. « On se contente de jouir, pleinement, sans arrière-pensée, du sentiment qu’enfin on compte pour quelque chose » . Cette prise de conscience collective marque une étape importante dans l’histoire du mouvement ouvrier en France.

Le témoignage de Simone Weil offre un éclairage précieux sur la condition ouvrière en 1936. À travers son récit, elle met en évidence la souffrance physique et psychologique des ouvriers, ainsi que leur combat pour obtenir de meilleures conditions de travail. Les grèves de 1936, déclenchées après l’élection du Front Populaire, symbolisent un moment d’espoir et de libération pour les travailleurs. Les accords de Matignon constituent une avancée sociale majeure, bien que les ouvriers restent conscients que la lutte doit se poursuivre.

Loin d’être un simple mouvement de revendication salariale, la grève de 1936 marque une transformation profonde du rapport des ouvriers à leur travail et à la société. Pour la première fois, ils se sentent écoutés et reconnus, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles conquêtes sociales dans les décennies à venir.

Noémie PICOT

Bibliographie

  • Weil Simone, La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 2002.
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