Histoire en balade

Nez droit, visage ovale, chevelure d’Andalouse et grands yeux sombres. Grâce aux témoignages de ses contemporains, nous savons que Flora Tristan était une très belle femme. Ce qu’elle vivait d’ailleurs comme un fardeau : « j’ai l’énorme malheur d’être jolie femme », car on l’écoutait moins pour ces idées que pour lui plaire.  On apprend également qu’elle ne ménageait pas ses interlocuteurs et les personnalités qui croisaient son chemin. Ses critiques acerbes et péremptoires, son caractère impétueux, lui valent un certain nombre d’inimitiés et des avis très contrastés sur ses actions.

Qui est ce personnage haut en couleur ?

Son père, Don Mariano de Tristan Moscoso, un Péruvien, et sa mère, Thérèse Lainé, une émigrée française, se sont rencontrés en Espagne à la fin des années 1790. Ils s’y marient en 1802. Cette même année, ils s’installent à Paris, sans régulariser formellement leur mariage religieux. Son père meurt alors qu’elle a quatre ans, et sa mère ne peut hériter de rien. Il s’en suit un déclassement social. D’aristocratique le statut des Tristan change radicalement : obligée de travailler pour ne pas tomber dans la misère, Flora comme sa mère deviennent des ouvrières. Son mariage à dix-sept ans avec son premier employeur, André Chazal, imprimeur lithographe, est un échec. En 1825, Flora Tristan s’enfuit avec ses enfants alors qu’elle est enceinte du troisième. Elle se cache de son mari et décide de laisser ses trois jeunes enfants en garde pour prendre un emploi de dame de compagnie auprès de femmes aristocrates, voyageant ainsi à travers l’Europe. C’est le début de sa carrière de voyageuse.

En 1832, Flora Tristan voyage seule au Pérou et reste plusieurs mois avec la famille de son père décédé, dont le chef, Don Pio de Tristan, était une figure puissante et riche à Arequipa. Cette expérience remarquable lui fournit le matériel pour son premier succès littéraire, Pérégrinations d’une paria, publié au début de 1838. L’œuvre est un style hybride d’autobiographie et de récit de voyage. Dans son introduction, Flora Tristan décrit sa propre situation personnelle. Femme mariée malheureuse, c’est ce qui la pousse à entreprendre ce long voyage en mer pour rendre visite à sa famille à Arequipa et à Lima.

Une fois sur place, elle prend le rôle d’observatrice critique et de conseillère auprès des dirigeants politiques et militaires, lui permettant de raconter les événements dramatiques de la guerre civile et du tremblement de terre survenus pendant son séjour, ainsi que des visites aux plantations d’esclaves et aux couvents. La réaction péruvienne à sa critique de la hiérarchie raciale, de genre et de classe au Pérou est sans appel : son livre est brûlé en place publique. Son personnage est créé, elle se dira paria et apôtre des opprimés.

Pionnière féministe

Les pérégrinations ne sont pas son premier ouvrage. Dans Nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères, publié en 1835, elle condamne le manque de possibilités de voyage pour les femmes, symptomatique de leur position inférieure dans la société. C’est en fuyant la persécution de son mari que Flora Tristan fait l’expérience directe des conséquences du pouvoir légal du mari sur sa femme et ses enfants. Le divorce par consentement mutuel avait été introduit par la République, puis interdit en 1816 par la Restauration. En 1837, son tout premier acte politique est une pétition au Parlement pour le rétablissement du divorce. La pétition est à l’époque le seul acte politique légitime autorisé aux femmes en France.

Elle en rédige une deuxième en 1838 pour l’abolition de la peine de mort, intervenant ainsi pour épargner son mari de ce sort, qui a pourtant tenté de la tuer en pleine rue en septembre 1838. Le procès est très douloureux, son mari et son avocat n’hésitent devant rien pour salir sa réputation et justifier l’acte de Chazal qui est finalement condamné à une peine de prison de 17 ans avec travaux forcés. Dès lors, elle s’identifie aux femmes de toutes classes, continuant à amasser des preuves de l’oppression à travers ses expériences de voyage au Pérou, en France et en Grande-Bretagne.

Couverture de : TRISTAN Flora, Union ouvrière, suivie de lettres de Flora Tristan, Editions des femmes - Antoinette Fouque, 1986.
Couverture de : TRISTAN Flora, Union ouvrière, suivie de lettres de Flora Tristan, Editions des femmes - Antoinette Fouque, 1986.

L’avant-garde de l’internationalisme ouvrier

De retour en Europe, Flora Tristan participe à l’expansion des idées progressistes diffusées dans les cercles d’opposition politique à Paris et à Londres, où les préoccupations concernant les questions sociales gagnent du terrain. Elle correspond avec toutes les personnalités de l’époque, preuve de son intégration dans les cercles intellectuels.

En 1840, après un long séjour en Grande-Bretagne, elle publie un journal, Promenades dans Londres, reconnu par les socialistes des deux côtés de la Manche comme un réquisitoire contre le capitalisme. Dans son enquête sur la société britannique, elle dénonce l’apparence de progrès et de liberté dans un pays où les classes inférieures vivent dans une extrême pauvreté, juste à côté de grandes richesses accumulées par le capital et l’industrie. Elle loue le travail de Mary Wollstonecraft et parle en termes élogieux des écrivaines britanniques. A partir de 1842, elle se consacre à plein temps au sort du prolétariat et cherche à s’associer aux principaux militants ouvriers parisiens.

Sa dernière publication, Union ouvrière, est un projet politique d’union de la classe ouvrière. La publication est financée par ses efforts de collecte de fonds auprès de ses contacts parisiens (parmi eux des journalistes, des médecins, des artistes, des imprimeurs, des éditeurs, des politiciens, des hommes d’affaires et des travailleurs qualifiés) et des célébrités de l’époque comme George Sand ou Victor Considérant. Tandis qu’elle fait campagne pour la diffusion de ce livre, Flora Tristan entame un tour de France au cours duquel elle écrit un journal dans lequel elle esquisse les plans de la mise en œuvre de ses idées politiques, ces notes devaient être éditées mais elle meurt d’épuisement à Bordeaux en 1844.

Couverture de : TRISTAN Flora, Le tour de France : état actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel, matériel. eds. Jules-L Puech, et Michel Collinet, Paris, Indigo et Côté-femmes éd, 2001.
Couverture de : TRISTAN Flora, Le tour de France : état actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel, matériel. eds. Jules-L Puech, et Michel Collinet, Paris, Indigo et Côté-femmes éd, 2001.

Une reconnaissance posthume tardive

En tant qu’écrivaine et militante, Flora Tristan a dû surmonter les barrières de genre et de classe pour obtenir la reconnaissance de son vivant. Mais l’historiographie autour de la place accordée aux femmes dans l’écriture de l’histoire révèle un paradoxe :  de leur vivant, il semble que ces femmes aient bénéficié d’une place de choix parmi leurs pairs, c’est après leur mort qu’est survenue leur invisibilisation. Flora Tristan ne fait pas exception. Elle a rapidement sombré dans l’oubli après sa mort malgré l’évidente parenté entre ses idées d’internationalisme ouvrier et celles développées dans le Capital de Karl Marx en 1847. C’est seulement en 1925, soit 80 ans après son décès, qu’une première œuvre majeure est publiée sur son travail.

Flora OLIVIER

Conseils de lecture

  • Krulic Brigitte, La vie de Flora Tristan, Paris, Gallimard, 2022.
  • Perrot Michelle, Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 2020.
  • Puech Jules, La vie et l’œuvre de Flora Tristan : 1803-1844, Paris, Marcel Rivière, 1925.
  • Tristan Flora, Pérégrinations d’une paria. 1833-1834, Paris, S.l, Indigo, 2000.
  • Tristan Flora, Union ouvrière, Editions des femmes – Antoinette Fouque, 1986.
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