Histoire en balade

Aliénor d'Aquitaine, une reine entre deux royaumes

Parler d’Aliénor d’Aquitaine relève d’un exercice d’équilibriste. Bien que sa vie ait été marquée par une rare intensité politique, culturelle et personnelle, elle reste paradoxalement dépeinte au travers des figures masculines qui ont jalonné son parcours : son grand-père Guillaume IX, son père Guillaume X, ses deux époux — Louis VII, roi des Francs, et Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre —, ainsi que ses fils, dont Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre. Les sources disponibles, nombreuses mais parfois biaisées ou postérieures, laissent émerger une personnalité singulière, à la croisée des dynamiques de pouvoir, de genre et de représentation.

Aliénor d’Aquitaine : une trajectoire politique au cœur des enjeux de pouvoir

Succédant à son père en 1137, Aliénor devient l’héritière d’un des territoires les plus vastes et les plus riches du royaume de France : le duché d’Aquitaine. Au XIIe siècle, il couvre une superficie équivalente à près d’un tiers du royaume capétien de l’époque ce qui représente aujourd’hui environ 19 départements. Son étendue comprend : le Poitou (avec Poitiers pour centre politique), la Gascogne, le Limousin, le Périgord, le Béarn, l’Angoumois, la Saintonge, le Bordelais, et jusqu’à une partie de l’Auvergne au nord-est. Ce territoire bénéficie de richesses agricoles, de ports actifs comme celui de Bordeaux, d’un élevage florissant et de salines, ce qui en fait un duché économiquement puissant.

L’Aquitaine ducale dans les possessions des premiers Plantagenêts au XIIe siècle.
L’Aquitaine ducale dans les possessions des premiers Plantagenêts au XIIe siècle.
Source : Centre de recherche Ausonius – Université Bordeaux Montaigne. Disponible en ligne : ausonius.u-bordeaux-montaigne.fr

Le mariage avec le futur Louis VII, célébré le 25 juillet 1137 à Bordeaux, scelle l’union politique entre la Couronne de France et l’Aquitaine. Mais rapidement, des tensions apparaissent. Le couple est mal assorti : Aliénor, éduquée dans une cour brillante et courtoise, aspire à jouer un rôle politique actif ; Louis, formé à la cléricature, reste influencé par ses conseillers ecclésiastiques et se méfie des ambitions féminines. Leur participation conjointe à la seconde croisade (1147-1149) cristallise leurs différends, notamment autour des stratégies militaires et du rôle qu’Aliénor entend y jouer. De leur union, deux filles naissent, mais en l’absence d’héritier mâle, elle est dissoute en 1152 sous prétexte de consanguinité.

Quelques mois à peine après l’annulation de son premier mariage, Aliénor épouse Henri d’Anjou, futur roi d’Angleterre. Cette alliance, conclue en mai 1152, fait basculer l’Aquitaine dans l’orbite du pouvoir anglo-normand. Le 19 décembre 1154, le couple est couronné roi et reine d’Angleterre à l’abbaye de Westminster à Londres. Les premières années sont marquées par une entente politique solide : Aliénor soutient les ambitions territoriales de son mari et lui donne huit enfants. Mais la question de la succession, notamment en ce qui concerne l’administration de l’Aquitaine qui doit revenir à Richard (futur Cœur de Lion), fait naître des tensions. À partir de 1173, après avoir soutenu la révolte de ses fils contre Henri II, Aliénor est capturée et retenue hors du pouvoir pendant environ quinze ans. Toutefois, les conditions de sa détention doivent être relativisées. Elle n’est pas enfermée dans un cachot mais placée sous résidence surveillée, d’abord au château de Chinon, puis transférée en Angleterre, notamment à Winchester, Salisbury et d’autres résidences royales. Elle change régulièrement de lieu et reste sous la garde de fidèles du roi, mais bénéficie d’un certain confort matériel compatible avec son rang. Aucune source ne laisse entendre qu’elle aurait été maltraitée, ce qui aurait pu attiser encore plus la révolte de ses fils. On doit donc parler d’un isolement politique plus que d’un enfermement carcéral au sens moderne du terme. Elle ne retrouve une pleine liberté qu’en 1189, à la mort du roi, et devient alors régente au nom de son fils Richard.

Aliénor, mécène et figure de la culture courtoise

Détail du vitrail de la crucifixion, 1661-1173.
Détail du vitrail de la crucifixion, 1661-1173.
© Patrick Lavaud.
https://www.lanouvellerepublique.fr/vienne/alienor-d-aquitaine-du-palais-a-la-cathedrale

Aliénor d’Aquitaine occupe une place singulière dans le renouveau artistique du XIIe siècle. Héritière d’une tradition poétique initiée par son grand-père Guillaume IX, elle favorise la diffusion de la lyrique courtoise dans ses cours successives, notamment à Poitiers. Sans que l’on puisse identifier précisément toutes ses commandes, sa présence dans les œuvres littéraires — comme celles de Chrétien de Troyes — témoigne d’un mécénat actif. Elle facilite la circulation des troubadours, contribue à créer un espace de réception de la littérature vernaculaire, et incarne, à sa manière, un idéal féminin de la culture courtoise (culture célèbre l’amour raffiné et les comportements nobles dans les cours aristocratiques médiévales européennes).

Le mécénat d’Aliénor se manifeste également dans des objets de prestige. L’un des plus emblématiques est le vase en cristal de roche, probablement d’origine orientale, qu’elle offre à Louis VII lors de leur mariage. Transformé en objet liturgique par l’abbé Suger, il est aujourd’hui conservé au musée du Louvre. Ce don symbolise à la fois une alliance politique et un acte de distinction culturelle.

Bien que plusieurs auteurs du XIIe siècle donnent des descriptions physiques de la reine de France et d’Angleterre, peu de représentations d’époque d’elle nous sont pourtant parvenues. L’une des figurations notables est le vitrail de la crucifixion dans la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers, daté des années 1661-1773. Il constitue l’un des rares exemples conservés de vitrail roman. Dans la partie inférieure de la baie, deux donateurs agenouillés sont représentés : il s’agit très probablement d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II Plantagenêt, reconnaissables par leur position et leur couronne. Ce vitrail témoigne de leur mécénat dans la construction de la cathédrale, débutée peu après leur mariage. Leur présence souligne aussi leur volonté de se placer sous la protection divine tout en affirmant leur autorité sur la région.

Parmi les rares représentations d’Aliénor figure aussi son sceau : elle y apparaît avec un oiseau de chasse et une fleur, affirmant une posture à la fois aristocratique et féminine. Ce sceau, avec le gisant qu’elle commande pour sa sépulture à l’abbaye de Fontevraud, constitue l’une des deux principales sources iconographiques nous renseignant sur son apparence. Sur le gisant, elle est représentée non pas morte, mais lisant — signe de son érudition et de sa longévité exceptionnelle.

Gisant d'Aliénor d'Aquitaine
Gisant d'Aliénor d'Aquitaine.
© Région Pays de la Loire – Inventaire Général. Bernard Renoux, 2000 – [© Conseil départemental de Maine-et-Loire – Conservation départementale du patrimoine].

Le rôle actif de mécène joué par Aliénor d’Aquitaine, à la fois par l’accueil de troubadours et d’auteurs dans ses différentes cours et par des commandes d’ouvrages (livres, vitraux, gisants…) témoigne de sa position centrale dans le développement culturel du XIIe siècle. Sa cour offrait un espace de diffusion privilégié assurant aux artistes une grande visibilité devant des hôtes prestigieux garantissant à ceux-ci reconnaissance et circulation accrue de leurs œuvres. Ce double rôle, à la fois institutionnel et symbolique, souligne l’importance d’Aliénor dans la structuration du paysage littéraire et artistique de son siècle.

Elle s’éteint en 1204, à environ 80 ans, après avoir veillé sur les destins de plusieurs générations Plantagenêt et avoir durablement marqué l’Histoire de France.

Julie BELLIOT

Bibliographie

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