Histoire en balade

Ecrire l’histoire d’une science en mouvement : l’histoire

François Dosse, dans son ouvrage L’histoire en miettes, des Annales à la « nouvelle histoire » sorti en 1987, critique la troisième génération de l’École des Annales en la comparant aux deux générations qui l’ont précédée ; il illustre ainsi les principales différences et la rupture qu’elle représente dans l’historiographie française.

Couverture de l’ouvrage « L'Histoire en miettes »
Couverture de l’ouvrage « L'Histoire en miettes »

La rupture avec les générations précédentes

La troisième génération des Annales, connue sous le nom de “nouvelle histoire”, se distingue des précédentes par son abandon du discours économiciste et des grands cadres braudéliens. Les fondateurs des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre, ont cherché à établir une histoire totale en intégrant des éléments économiques et sociaux pour enrichir l’étude historique. La deuxième génération, avec Fernand Braudel, a poursuivi cette vision en explorant les trois temporalités (temps long, temps moyen, et temps court). En revanche, la Nouvelle Histoire rompt avec cette approche, privilégiant l’anthropologie et l’étude des mentalités humaines, centrées sur la vie privée et l’intimité.

Une étude historique trop anthropologiste

François Dosse reproche à cette troisième génération d’avoir une approche trop centrée sur l’anthropologie, au point de délaisser l’histoire globale et économique. En réduisant l’étude de l’homme à ses comportements quotidiens et à ses pulsions biologiques, l’histoire devient immobile et perd son caractère de science du changement, une des marques distinctives des Annales originelles.

Une autre approche de la temporalité et de l’événement

Contrairement aux précédentes générations, la Nouvelle Histoire abandonne l’étude de l’événement historique et des grandes temporalités en faveur d’une analyse centrée sur le temps présent. Ce choix mène à une sorte d’immobilisme où le passé et l’avenir perdent de leur importance, accentuant l’idée d’une histoire qui se concentre sur l’instantanéité et l’intimité de l’individu.

La place et le rôle de l’historien

Les historiens de la Nouvelle Histoire continuent de refuser une approche militante, tout comme les générations précédentes. Cependant, ils sont inévitablement influencés par le contexte politique de leur temps, notamment par l’esprit antiétatique et les désillusions face aux idéaux communistes. Cette distance conduit à un rejet du politique et à une focalisation sur des sujets plus individualistes, éloignés des grandes idéologies.

François Dosse qualifie cette génération de celle des “illusions perdues”, marquée par la déception après la révélation des crimes staliniens et la chute des idéaux révolutionnaires. Ce désenchantement pousse les historiens à se détourner des grandes études économiques et sociales pour se concentrer sur une histoire de l’individu, perçue comme une échappatoire face à une réalité politique décevante.

L’auteur critique également la tendance des historiens de cette génération à se diluer dans les autres sciences sociales, perdant ainsi leur spécificité disciplinaire. L’histoire devient un outil au service de l’anthropologie ou de la sociologie, ce qui affaiblit sa cohérence et son unité en tant que science distincte.

Un éclatement sociétal

La troisième génération des Annales marque aussi une ouverture vers les médias, ce qui transforme profondément le discours historique. La vulgarisation de l’histoire à travers la radio et la télévision rend cette discipline plus accessible au grand public, mais selon François Dosse, cela compromet sa scientificité. Les historiens de la Nouvelle Histoire se laissent influencer par les normes médiatiques, ce qui oriente la société vers une consommation immédiate et superficielle de l’histoire.

Dosse dénonce également l’étude de l’homme en série, qui, en se concentrant sur l’intimité et la vie privée, tend à dépersonnaliser les individus. En négligeant les appartenances sociales et en se focalisant sur des études anthropologiques des mentalités, l’historien risque de transformer l’homme en simple objet de consommation médiatique, détaché de toute conscience historique collective.

La focalisation sur une histoire individualiste et immédiate contribue à un certain narcissisme de la société contemporaine. En se tournant vers l’introspection et l’étude de la vie privée, la Nouvelle Histoire peut conduire à une perte de perspective, où le passé et l’avenir sont perçus à travers le prisme étroit de l’individualisme, au détriment d’une compréhension globale des dynamiques historiques.

La troisième génération de l’École des Annales, selon François Dosse, représente une rupture majeure avec les idéaux et méthodes des générations précédentes. En se concentrant sur une histoire individualiste et anthropologique, elle abandonne l’ambition d’une histoire globale et cohérente, risquant ainsi de perdre l’identité disciplinaire de l’histoire. L’influence des médias et des désillusions politiques des années 1970-1980 participe à cette transformation, poussant les historiens à se tourner vers des sujets plus accessibles mais aussi plus fragmentés. Cette approche soulève la question du rôle de l’histoire dans la société contemporaine et de sa capacité à continuer d’expliquer le monde de manière significative.

Noémie PICOT

Conseil de lecture

  • Dosse François, L’Histoire en miettes : des Annales à la « nouvelle histoire », Paris, La Découverte, 1987.

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