Histoire en balade

Femmes au XIXe : comment les archives nourrissent l’histoire

L’histoire des femmes, en tant que groupe social, s’écrit depuis les années 1970 sous la plume d’historien.ne.s désormais bien connus, tels que Michelle Perrot. Son Histoire des femmes en Occident (5 volumes) est une œuvre majeure qui fait sortir de l’ombre les femmes et leurs conditions de vie dans la société.

S’agissant des femmes au XIXe siècle, et suivant la démarche historienne, les documents archivés peuvent servir de matière précieuse pour comprendre en profondeur comment vivaient certaines femmes issues de milieux populaires, comment elles étaient perçues par leurs contemporains, quelle place on leur accordait dans la société. Le sort des femmes au XIXe siècle apparaît ainsi dans les interstices de documents qui, au premier chef, n’ont pas été écrits pour cela. Ils révèlent pourtant des informations très instructives.

Jeune ouvrière - Peinture de William Bouguereau - 1869
Jeune ouvrière - Peinture de William Bouguereau - 1869.

Pour exemple, l’histoire des femmes peut s’écrire à partir d’archives bancaires

C’est le cas avec le procès verbal du 12 septembre 1878, rédigé par le secrétariat du conseil général de la Banque de France, et archivé numériquement sur le site de cette dernière. Ce type de document est rédigé à l’origine pour enregistrer et faire foi des délibérations orales qui se tiennent au siège de la Banque de France. Il s’agit, pour les historiens, de sources qui permettent de nourrir les recherches dans le champ de l’histoire économique. Les décisions prises par les membres du conseil général reflètent par ailleurs leur état d’esprit et leurs valeurs. Elles apportent ainsi un éclairage utile à qui veut faire des recherches en matière d’histoire sociale, d’histoire des femmes, d’histoire des mentalités … Pour autant, il convient d’être prudent et de ne pas faire dire à ce type de source ce qu’elle ne dit pas. En effet, les mots employés par les membres du conseil et leur retranscription policée peuvent donner lieu à interprétation, et cette interprétation se fait selon les filtres de la personne qui observe ce document. On n’aborde pas ce procès verbal en 2025 de la même façon qu’en 1878.

Fronton de la banque de France - image Pixabay.
Fronton de la banque de France - image Pixabay.

Où l’histoire d’une femme illustre l’histoire des femmes…

L’extrait du PV qui nous intéresse porte sur le règlement d’un effet dit «en souffrance», autrement dit un impayé. Dans ce cas précis, il s’agit pour la Banque de renoncer au remboursement d’une partie des dettes contractées par une veuve en particulier, nommée Mme Firmignac.

Le règlement de cette affaire se décide entre hommes (M. Martin, membre de la famille Firmignac, l’employé du bureau des effets en souffrance, les dirigeants de la Banque). Ceci rappelle le statut inférieur des femmes sur le plan juridique au XIXe siècle. Le Code Civil napoléonien les déclare mineures et assujetties à l’autorité du père, puis du mari. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, puisque les femmes sont supposées inférieures depuis l’Antiquité même. Mme Firmignac étant veuve, on s’aperçoit qu’elle n’est toujours pas maîtresse de son sort, alors qu’elle est en théorie émancipée et libre d’agir. C’est dire le poids des coutumes et des valeurs qui influencent les esprits à cette époque.

Un statut juridique inférieur, une éducation moins assurée, et des stéréotypes prégnants

La situation de cette Mme Firmignac renvoie aux questions que se pose par exemple Jean-Paul Barrière : «les obstacles de tous ordres (juridiques, sociaux, mentaux) n’ont-ils pas précipité,(…)[le] déclassement [des veuves] » ? Dans la lettre écrite par l’employé du bureau des effets en souffrance, on apprend en effet que M. Martin a prévu d’envoyer Mme Firmignac chez son père pour qu’elle y travaille en qualité de domestique. Cela semble correspondre à « la représentation de la veuve souffrante ou martyre que le décès oblige à mendier(…), l’idée d’une femme faible par nature et que le parent-homme, la communauté locale des habitants, voire l’État, doivent protéger ». Mme Firmignac est par ailleurs assez dévalorisée. On dit d’elle qu’elle est illettrée, ce qui interroge. En effet, l’éducation des filles reste encore minoritaire par rapport à celle des garçons dans le courant du XIXe siècle, mais elle se développe, notamment dans les milieux urbains. Antoine Prost par exemple fait état des progrès « spectaculaires » de la scolarisation féminine dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il existe cependant un décalage entre la possibilité d’avoir reçu une instruction jeune, et la pratique réelle et quotidienne de l’écrit une fois devenue adulte. Il s’agit là d’une difficulté qui existe toujours actuellement. En ce sens, il est difficile de mettre totalement en cause les propos tenus par l’employé du bureau des effets en souffrance. Mais quoi qu’il en soit, le portrait de Mme Firmignac reste peu flatteur.

Exercer ses droits en tant que femme: une gageure

Un autre aspect de la lettre pose question et renvoie à la condition féminine :  Il est écrit que M. et Mme Firmignac étaient mariés sous le régime dotal, qui est un régime matrimonial encore en vigueur au XIXe siècle. La dot est rendue à Mme Firmignac par la famille de son époux défunt, car le Code Civil stipule que celle-ci est inaliénable au cas où le mari décède. Pourtant, Mme Firmignac ne dispose pas de sa dot pour régler la dette contractée par M. Firmignac. Il s’agit d’une manœuvre qui permet à la famille du mari décédé de « désintéresser » Mme Firmignac du patrimoine. Celui-ci passe alors sous la tutelle de monsieur Martin qui décide au nom de sa filleule. La veuve est en quelque sorte « chassée » de sa famille…Parallèlement, l’autorité parentale de Mme Firmignac est limitée par le fait que M.Martin soit nommé subrogé tuteur. M. Firmignac étant décédé, c’est Mme Firmignac qui aurait dû devenir tutrice de sa fille, or il semble que la famille ne la considère pas capable de s’occuper correctement des biens qui lui reviendront.

Portrait d'une femme et d'un homme - image Pixabay.
Portrait d'une femme et d'un homme - image Pixabay.

Une archive qui en dit long sur le regard des hommes

Pour résumer, les éléments qui ressortent de cette lettre montrent que la condition féminine est encore largement dépendante du regard que les hommes portent sur les femmes à cette époque. Les lois, les pratiques sociales et les valeurs morales masculines s’entrecroisent et orientent les trajectoires de vie des femmes de manière très prononcée. On peut se dire que pour les hommes du XIXe siècle, à fortiori des hommes de pouvoir, la femme n’est pas « pensée » comme un sujet qui puisse être acteur de sa propre vie. Cet argument fait écho à une remarque énoncée par Bertrand Lançon dans sa présentation de l’ouvrage Histoire de la misogynie, où il avance que des mots tels que «misogynie », «phallocratie » ou « sexisme » datent seulement de la deuxième moitié du XXe siècle. En conséquence, les éléments de langage relevés dans ce PV, relatifs au destin de Mme Firmignac, peuvent être interprétés simplement comme une trace de la domination masculine, reposant sur une phallocratie structurelle au XIXe siècle.

Christine HEY

Bibliographie

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