Histoire en balade

Joséphine Pencalet et la révolte des Penn Sardin

Au tournant du XXᵉ siècle, Douarnenez, petite cité portuaire du Finistère, illustre parfaitement le modèle de la ville mono-industrielle. Son destin est étroitement lié à l’essor de la pêche à la sardine et à l’industrie de la conserve qui s’y développe en parallèle. En 1850, la commune ne compte guère plus de 2 000 habitants. Mais en l’espace de cinquante ans, la population est multipliée par sept : en 1900, près de 15 000 personnes vivent de cette économie maritime. La première conserverie ouvre ses portes en 1853, et dans les années 1920, on recense plus d’une vingtaine d’usines dans la ville et une trentaine dans l’agglomération.

Douarnenez (29) en Bretagne © Institut Géographique National
Douarnenez (29) en Bretagne
© Institut Géographique National

L’organisation du temps de travail dans ces conserveries repose sur une division sexuée des tâches : les hommes pratiquent la pêche tandis que les femmes, dites “filles de friture”, assurent la préparation et la mise en boîte du poisson. L’entrée dans le métier peut se faire officiellement dès l’âge de 12 ans, même si plusieurs femmes témoignent avoir commencé plus jeunes. Le quotidien des ouvrières est marqué par la dureté : les horaires dépendent des arrivages, les journées dépassent souvent douze heures et les salaires sont dérisoires. En 1924, une heure de labeur vaut 80 centimes de francs quand le litre de lait coûte 1 franc. Ces conditions alimentent un mécontentement croissant dans une société déjà habituée aux conflits sociaux.

La grève des Penn Sardin

En 1905, une première grève avait conduit à la substitution du paiement à la tâche (au mille de sardines mises en boîtes) par un salaire horaire. En novembre 1924, dans un contexte d’inflation et de précarité, les Penn Sardin, du nom de la coiffe qu’elles portaient, réclament une augmentation à 1,25 franc de l’heure. Les usiniers refusent et le 21 novembre, un mouvement de grève débute.

Coiffe dite Penn Sardin
Coiffe dite Penn Sardin
© Association Ijin ha spered ar vro, patrimoine.bzh

Très vite, plus de 2 000 ouvrières et ouvriers rejoignent le mouvement. La Confédération Générale du Travail Unitaire (CGTU) apporte son soutien, tout comme le maire communiste de Douarnenez, Daniel Le Flanchec, qui transforme la mairie en quartier général de la contestation. Pendant plus de six semaines, la ville vit au rythme des défilés et des chants, avec les femmes en première ligne, visibles, combatives et organisées.

Le 1ᵉʳ janvier 1925, la tension atteint un sommet : lors d’un affrontement dans un café, des coups de feu blessent plusieurs personnes, dont le maire. Cet épisode dramatique pousse le préfet du Finistère à intervenir et à contraindre les industriels à ouvrir des négociations.

Le 6 janvier 1925, l’histoire s’écrit avec la signature du « contrat de Douarnenez ». L’accord prévoit une augmentation de 0,20 franc de l’heure — moins que les revendications initiales, mais suffisante pour marquer une avancée notable. Le texte entérine également la reconnaissance du droit syndical, une majoration pour les heures de nuit et la garantie de l’absence de représailles envers les grévistes. Cette victoire, arrachée de haute lutte, fait date : elle devient un jalon de l’histoire sociale bretonne et inspire d’autres mouvements, notamment à Audierne et Pont-l’Abbé.

Joséphine Pencalet : d’ouvrière à élue municipale

Portrait de Joséphine Pencalet en 1916
Portrait de Joséphine Pencalet en 1916
© Le Télégramme images

Au cœur de ce bouillonnement social émerge une figure singulière : Joséphine Pencalet. Née en 1886 à Douarnenez dans une famille de marins-pêcheurs, elle est la douzième d’une fratrie de treize enfants. Son père est pêcheur, sa mère travaille en conserverie : elle incarne à elle seule la double appartenance au monde maritime et ouvrier qui caractérise alors la ville. Orpheline de mère à douze ans, elle doit très tôt se forger une autonomie et, comme tant d’autres jeunes filles du milieu populaire, entre rapidement à l’usine.

En 1908, elle épouse Léon Le Ray et s’installe avec lui à Argenteuil, en région parisienne. Deux enfants naissent de cette union, mais en 1923, Joséphine devient veuve : son mari succombe à la fièvre typhoïde. Cheffe de famille, elle retourne à Douarnenez et reprend le chemin de la conserverie. Le veuvage lui confère une indépendance juridique rare à une époque où le Code civil napoléonien maintient encore les épouses sous l’autorité de leur mari.

Son rôle exact durant la grève de 1924-1925 reste mal documenté. Mais son nom apparaît bientôt dans les structures militantes : elle devient trésorière du syndicat de la conserve affilié à la CGTU et participe en 1925 au congrès national de la confédération à Paris. Son engagement lui vaut une visibilité inhabituelle dans un univers syndical largement dominé par les hommes.

Une pionnière de la représentation féminine

Le Parti communiste, porté par la dynamique de la grève, présente une liste aux élections municipales de mai 1925. Sous l’impulsion de Daniel Le Flanchec et dans la continuité des réflexions de l’internationaliste Clara Zetkin, qui encourageait l’intégration des femmes aux listes électorales, Joséphine Pencalet y figure en quatrième position. La loi de 1884, qui régit les élections municipales, n’interdit pas explicitement l’éligibilité des femmes, bien qu’elles restent privées du droit de vote au niveau national.

Joséphine est élue conseillère municipale, devenant ainsi la première femme à siéger au conseil de Douarnenez et l’une des toutes premières en France. Elle participe aux commissions scolaires et d’hygiène, contribuant activement aux affaires locales. Son élection, en pleine période de débats sur le suffrage féminin, témoigne des contradictions du système : entre 1919 et 1925, plusieurs propositions de loi en faveur du droit de vote des femmes sont adoptées par les députés, mais systématiquement rejetées par le Sénat.

Très vite cependant, le préfet du Finistère conteste sa légitimité, arguant que sa présence contrevient à “l’esprit” de la loi. En novembre 1925, le Conseil d’État invalide son mandat et raye son nom du registre municipal. Joséphine proteste avec fermeté, soulignant que son élection découle de la volonté populaire, mais sa voix reste sans écho.

Une mémoire réhabilitée

Écartée de la vie politique, Joséphine Pencalet retourne à l’anonymat de la conserverie. Elle ne revendique pas publiquement son rôle pionnier et, selon ses descendants, nourrit même une forme de désillusion estimant avoir été instrumentalisée par le Parti communiste. Elle s’éteint à Douarnenez en 1972, quelques semaines avant ses 86 ans, sans avoir vu aboutir le combat pour lequel elle avait ouvert une brèche.

Ce n’est que rétrospectivement que son parcours est redécouvert et valorisé. Aujourd’hui, plusieurs rues en Bretagne portent son nom et son élection demeure un symbole fort : celui d’une ouvrière devenue, malgré les résistances juridiques et politiques, la première élue municipale de Douarnenez.

Son histoire éclaire d’un jour singulier l’articulation entre luttes sociales et émancipation féminine. Elle montre comment un mouvement local a pu offrir à une femme issue du monde ouvrier une visibilité politique inédite, tout en révélant les limites d’un cadre législatif profondément inégalitaire.

Julie BELLIOT

Sources bibliographiques

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