L’histoire du vase de Soissons, associée au règne de Clovis, est une anecdote connue. Diffusée dans les manuels d’histoire d’Ernest Lavisse à la fin du XIXème siècle, elle sert d’exemple pour illustrer les fondations historiques de la nation française et marque les esprits des écoliers de l’époque. Ce récit a pris alors une dimension légendaire, en alimentant ce qu’on appelle le roman national (une narration romancée que la France a voulu donner de sa propre histoire).
En substance, il est question de revanche et d’affirmation de l’autorité. Mais les détails du texte original écrit par Grégoire de Tours (vers 539- 594) sont riches d’enseignements sur cette période et sur la montée en puissance de la dynastie mérovingienne vers la fin du Ve siècle.
Decem Libri historiarum : la source d’origine, écrite presque un siècle plus tard…
Evêque de Tours à la fin du VIème siècle, Grégoire de Tours compose dans les dernières années de sa vie un ouvrage : Decem Libri historiarum, qui contient plusieurs livres résumant l’histoire de l’humanité depuis le récit biblique de la Genèse, jusqu’à l’époque mérovingienne dont il est le contemporain. Son récit entremêle donc les événements dont il a pu être témoin, ou qui lui ont été rapportés, avec des éléments tirés de la Bible, et de la vie des saints. L’objectif de Grégoire de Tours n’est pas tant de faire mémoire de la réalité des faits que de présenter les événements dans une perspective religieuse.
Dans le passage qui évoque la querelle liée au vase de Soissons, Grégoire de Tours raconte les débuts du règne de Clovis (la bataille de Soissons se déroule 486). Il cherche en particulier à mettre en avant la vie d’un « bon roi », guidé par la religion malgré sa nature brutale. Il tient à faire l’éloge de Clovis, roi conquérant et unificateur, alors que son époque est marquée par la grande faide. Il s’agit là d’une guerre civile, basée sur un principe de vengeance opposant des groupes familiaux ennemis, communément admis dans la culture franque. Initiée par Sigebert et Chilpéric ( les petits-fils de Clovis), à partir de 570, cette grande faide fragilise le royaume des Francs à la fin du VIe siècle..
Que s’est-il passé d’après Grégoire de Tours ?
Dans son texte, Grégoire de Tours rappelle les circonstances de la bataille de Soissons. Cette dernière oppose Clovis et ses alliés francs à Syagrius, le dernier général romain qui gouverne encore au nord de la Gaule. Syagrius étant défait, il fuit auprès des Wisigoths mais Clovis parvient à faire ordonner son exécution. Grégoire de Tours raconte les suites de la bataille : le pillage des églises par les Francs, la requête d’un évêque qui souhaite conserver un vase précieux et l’accord de Clovis.
Au moment du partage du butin, les choses ne se déroulent pas comme prévu. Un des guerriers francs présents à l’assemblée s’oppose à Clovis et frappe le vase à coup de hache. Clovis ne réagit pas immédiatement mais il riposte un an plus tard. En effet, au cours d’une revue des troupes, il exécute ainsi le guerrier responsable de l’incident et en rappelle le motif devant tous ses hommes, marquant par là son autorité.
La « morale » de l’histoire
Grégoire de Tours utilise ce récit pour expliquer la nature du pouvoir de Clovis, et l’évolution des fondements de son règne. Il s’agit là d’un exercice rhétorique, au sein duquel il parvient à concilier la culture franque et la culture romaine (chrétienne), pour légitimer et transcender le pouvoir de Clovis.
En effet, Clovis a succédé à son père, ce qui démontre que la légitimité du pouvoir vient de la transmission filiale d’un patrimoine : le territoire gouverné est plus ou moins perçu comme une propriété privée. Le mot « roi » est un titre attribué à celui qui hérite, dans sa lignée, du territoire détenu par son père. Clovis est, à ce titre, un roi franc comme un autre dans cette région du nord de la Gaule.
Clovis fait alliance avec d’autres « rois » francs pour conquérir des terres appartenant encore à ce qui subsiste de l’empire romain. L’expansion du royaume des Francs s’explique, si l’on suit le texte de Grégoire de Tours, par la personnalité de Clovis. Ce dernier est présenté comme un roi négociateur, mais dominant. Il utilise la force et la violence pour s’imposer, agissant ainsi selon les normes de la culture franque.
Cependant, la pratique religieuse chrétienne est bien ancrée dans les territoires conquis. L’alliance avec la communauté religieuse revêt alors une importance grandissante, pour obtenir la soumission et la loyauté des peuples conquis.
Pour Grégoire de Tours (évêque et lui-même issu d’une famille aristocratique gallo-romaine), la reconnaissance et l’alliance avec l’Eglise sont capitales dans l’exercice du pouvoir. C’est donc le respect et l’adhésion progressive de Clovis à la culture romaine chrétienne qui parachève, selon Grégoire de Tours, la grandeur de son règne. L’anecdote du vase de Soissons, bien qu’ayant été un peu vidée de sa substance aujourd’hui, est restée en mémoire sans aucun doute parce qu’elle a, très tôt, servi d’exemple « parlant » pour donner du sens aux événements vécus par les hommes de l’époque. Même si le discours de Grégoire de Tours est orienté, il a contribué à façonner ainsi leur identité.
Christine HEY
Conseils de lecture
- Bruno Dumézil : Les royaumes barbares en Occident, avec Magali Coumert, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2010.
- Des Gaulois aux Carolingiens, PUF, coll. « Une histoire personnelle de … », 2013.