Histoire en balade

Alors que je n’avais que vingt ans, j’ai eu l’honneur de rencontrer un vétéran qui a débarqué sur les plages de Normandie, Franck Staples. Cette rencontre m’a donné conscience que je voyais au quotidien une personne depuis ma plus tendre enfance qui avait vécu l’occupation en Normandie et le débarquement le 6 juin 1944 : ma grand-mère, Josette.

J’ai pris conscience que son histoire était la mémoire de demain et qu’il fallait que je conserve ses souvenirs. J’ai pris un stylo, une feuille, et je l’ai écoutée. Vingt-quatre ans plus tard, je mesure toute l’importance de ce moment. Les mémoires ne sont pas l’histoire, mais elles révèlent la sensibilité des témoins et celle des acteurs des événements.

La guerre éclate

Quand la guerre éclate en 1939, elle a 14 ans. Dans ses souvenirs d’adolescente, elle ne prend pas conscience des signes avant-coureurs de la menace. Elle vit en pension à Bayeux et rentre chez ses parents à Hottot-les-Bagues le week-end.

En 1940, les Allemands arrivent dans le Calvados, et les premiers effets de la guerre se font ressentir. Au début du conflit, les habitants de l’Est fuient l’avancée allemande, et ses parents accueillent un réfugié pour une courte durée.

Elle ne souffre pas du rationnement, car la vie à la campagne permet de pallier le manque de nourriture : comme son père est métayer, il parvient à nourrir sa famille, et même la famille de Paris qui descend en Normandie pour faire des provisions.

Josette, 20 ans
Josette, 20 ans.

Occupation

Ses parents tiennent une épicerie que les Allemands fréquentent. Ils sont très friands de gâteaux secs, et ma grand-mère, pour se venger de leur présence et de l’occupation, aimait leur voler 50 grammes à chaque passage, en changeant le poids qu’elle déposait sur la balance. Cet acte anodin est un acte de résistance, mais elle n’en prend conscience que bien plus tard.

L’épicerie est vendue en 1941. Elle a 16 ans et se souvient d’une roulotte dans la cour du commerce, installée pour que les Allemands puissent cuisiner. On constate alors la proximité entre civils et occupants, qui règne au quotidien. Cette proximité s’accentue lorsque les Allemands viennent réquisitionner une partie de la maison.

Les premiers Allemands sont des officiers, et leur arrivée la marque profondément. Ils prennent la salle à manger et les chambres. Ma grand-mère, sa sœur et ses parents ne disposent plus que de la cuisine et d’une chambre pour quatre. Un officier allemand veut accrocher le portrait d’Hitler dans la cuisine. Renée, mon arrière-grand-mère, s’y oppose :       «de l’autre côté, je n’ai pas le choix, c’est chez vous. Mais ici, c’est chez moi ». Il lui a déjà pris plus de la moitié de sa maison, et il est hors de question qu’elle accepte d’avoir le portrait d’Hitler dans sa cuisine. Il repart avec son portrait, et jamais Hitler n’est accroché dans la cuisine.

Durant toute l’Occupation, dans le cellier, entre la cuisine (partie civile) et la salle à manger (partie allemande), son père, Ernest, écoute la radio, qu’il est censé avoir rendue, au même titre que les fusils qu’il utilisait pour la chasse avant la guerre. Il n’écoute pas n’importe quelle radio : il écoute la BBC. Les Allemands lui disent : « Radio anglaise, monsieur Souffland, attention ! », mais il répond toujours : « Moi, la radio ? Mais non, vous vous trompez, je n’ai plus de radio, j’ai tout donné au début de la guerre. » Concernant les fusils, son père, Ernest, en rend un, mais il cache les autres dans le foin. Les Allemands passent tous les jours devant, et ils ne les voient jamais.

Les réquisitions ne se limitent pas aux habitations : la voiture familiale est elle aussi réquisitionnée. Ma grand-mère court derrière, comme si cela allait changer quelque chose. Elle ne se rend pas compte des risques et agit sur le moment, sans réfléchir. Par exemple, une voisine dont la maison est réquisitionnée oublie ses bijoux dans la partie occupée par les Allemands : c’est ma grand-mère, Josette, qui va les récupérer.

La vie quotidienne est pesante, et elle se souvient qu’elle cuisine beaucoup avec sa mère. Un jour, elles font de la confiture dans la journée, mais la nuit tombe… Pendant l’Occupation, à la tombée de la nuit, le couvre-feu impose d’éteindre les lumières. Elles calfeutrent les fenêtres avec du tissu, mais la lumière filtre malgré tout, et les Allemands frappent violemment aux fenêtres. Cet épisode la marque profondément : il incarne, à lui seul, la vie sous l’Occupation.

L’Occupation devient plus lourde à partir de 1942-1943, avec l’arrivée de la Gestapo et des SS, et le Débarquement de 1944 représente une épreuve très dure pour les Normands.

Le Débarquement

Juste avant le Débarquement, ma grand-mère Josette est en pension à la pouponnière de Caen, où elle se forme pour devenir sage-femme. Elle rentre le week-end chez ses parents, mais ses allers-retours à vélo entre Caen et Hottot-les-Bagues, où habitent ses parents, ne sont pas sereins : les routes sont surveillées par les Allemands.

Quand son père apprend que le Débarquement est imminent, il lui interdit de retourner à la pouponnière. Elle reste donc chez ses parents. Comme tous les résistants, son père, Ernest, comprend le message diffusé à la radio la veille. En plus, il reçoit des renseignements par son cousin, Guillaume Mercader. Les Allemands se doutent que le Débarquement aura lieu, mais ils ne savent pas quand.

Le jour du Débarquement, les avions dans le ciel la marquent par leur nombre et le vacarme qu’ils font dans la nuit. Elle se rappelle avoir retrouvé son père dans le jardin pour regarder ces avions voler au-dessus d’eux. Les heures qui suivent sont très difficiles. Les éclats d’obus de marine tombent dans les terres, en provenance d’Arromanches.

Début juin, juste après le Débarquement, ma grand-mère, ses parents et sa sœur doivent quitter la maison pour s’abriter dans le gourbille (un fossé couvert de fagots de bois). Elle se souvient y avoir accouché une femme, alors qu’elle n’avait que 19 ans. L’hygiène est déplorable et elle est couverte de poux. Paulette, sa sœur, et Renée, sa mère, sont blessées par des éclats d’obus. Josette va laver leurs bandes au lavoir et se rappelle que les éclats lui passent au-dessus de la tête, avec un sifflement qu’elle n’oubliera jamais.

Un de ses souvenirs les plus vifs est la fois où ils manquent tous de mourir écrasés par un char anglais. Ils sont dans le gourbille, et elle parvient à sortir très rapidement pour agiter un drap blanc et faire signe au char de s’arrêter.

Les Allemands ont peur des Anglais ; ils se réfugient dans des trous pour se protéger. Ils lui disent : « Attention, mademoiselle Souffland, les Tommy, Tommy venir. » Elle se souvient qu’après le Débarquement, les Alliés avancent de jour et les Allemands de nuit, mais elle n’a jamais compris les raisons de ces mouvements.

Un exode peu connu mais bien réel est celui des Normands après le Débarquement. Fin juin, ma grand-mère part avec son père dans le Maine-et-Loire, où ils restent un mois. Sa mère et sa sœur restent en Normandie à cause de leurs blessures. Ils emmènent un cheval, une charrette, deux vaches et deux vélos. Le jour du départ, elle se rappelle avoir vu des soldats allemands morts, et surtout l’état des corps. Elle est profondément marquée par l’image d’un soldat allemand dont le crâne est éclaté, gisant dans la rivière, la Seulles. S’ils sont épargnés, c’est grâce à un soldat allemand qui les prévient de partir : il a entendu que son camp envisageait de tuer tous les civils encore présents.

À leur retour, fin juillet, la maison est en grande partie détruite, le toit soufflé par les bombardements. Ils ne savent pas où sont passées Paulette et Renée, la sœur et la mère de ma grand-mère. Elles ont été transférées à Villers-Bocage, dans le château réquisitionné pour accueillir les blessés. La famille s’installe alors dans la ferme voisine, qu’ils louent, et doivent se débarrasser de cinquante cadavres de vaches, ainsi que du cadavre d’un cheval. La maison a été pillée : le linge a disparu, et son violon, auquel elle tenait beaucoup, a été volé.

Elle se souvient des Allemands faits prisonniers, envoyés travailler à la ferme avec son père. Le matin, elle leur sert le petit déjeuner. Ils ne l’aiment pas et la surnomment « la mégère ». Elle les déteste, et le leur fait bien sentir.

Parmi ces souvenirs personnels, elle me racontait souvent que l’épouse de Guillaume Mercader aimait savonner le trottoir de leur magasin de cycles le jour où les Allemands défilaient dans Bayeux. Certains tombaient, ce qui faisait rire Madeleine Mercader. Mais, comme me disait ma grand-mère, sa cousine Madeleine ignorait que Guillaume était le chef de la Résistance du réseau OCM dans le Bessin. La mère de Madeleine, propriétaire d’un hôtel-restaurant à Bayeux, prend elle aussi plaisir à tourner les Allemands en ridicule. Un jour, l’un d’eux lui demande : « Comment puis-je dire bonjour poliment en entrant dans votre établissement ? » Elle lui répond : « Baise mes culs. » Ainsi, chaque fois qu’il entre, il répète sérieusement : « Baise mes culs », en s’inclinant et en retirant sa casquette.

Aujourd’hui que je suis historienne, je mesure à quel point ce témoignage est précieux. Mais beaucoup de choses m’échappent. Je ne saurai jamais ce qu’elle a senti, car l’odorat ne se transmet pas, ni ce qu’elle a réellement entendu ou à quel point elle a pu avoir peur. Il y a des choses que la mémoire ne peut restituer. C’est pourquoi l’histoire des sensibilités et l’histoire des émotions tentent d’éclairer ces subtilités du passé.

Je ne peux donc qu’essayer, à travers ce témoignage, de saisir l’émotivité et la sensibilité de ma grand-mère, pour m’approcher de son vécu. Elle aurait eu cent ans cette année, et son histoire doit rester dans les mémoires pour rappeler que la Liberté a un prix.

Noémie PICOT

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