Quelle histoire du monde en 1914 ?
1914 est une année qui marque les mémoires, puisque c’est l’année où éclate la Première Guerre mondiale. Revisitée par l’historiographie, le terme de « Grande Guerre » est désormais aussi courant, nuançant le rapport de ce conflit à l’échelle du monde. La Première Guerre mondiale est un terme qui résonne cependant avec l’importance de la domination européenne sur le monde, à l’aube du XXe siècle.
Est-ce que le monde « vit » à l’heure européenne en 1914 ?
Cette question nous interroge sur le rôle joué par l’Europe dans l’échiquier mondial. En 1914, nous sommes dans une période de développement important à tous les niveaux. L’augmentation de la population et les mouvements migratoires, les progrès scientifiques et technologiques, les échanges économiques et culturels marquent la fin du XIXe et le début du XXe comme aucune autre période auparavant. A ce moment-là, beaucoup de nations européennes : le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, le Portugal…exercent une influence certaine par rapport au reste du monde, liée à leur « plus-ou-moins » récent passé colonialiste. A cette époque, le sentiment d’appartenance à une civilisation « supérieure » est assez unanime dans l’esprit des dirigeants européens. Pour autant, le reste du monde, en 1914, a déjà entamé un processus de détachement (comme l’Inde, depuis 1858), ou construit sa propre indépendance politique. C’est le cas par exemple des Etats-Unis depuis plus d’un siècle.
Alors en quoi l’Europe joue-t-elle un rôle prépondérant dans le vaste mouvement de mondialisation, et jusqu’à quel point ?
Les modalités de l’influence européenne
Source : National Archives and Records Administration.
En 1914, les Européens sont présents à peu près partout dans le monde. Que ce soit pour des motivations politiques, religieuses ou économiques, leur émigration en direction des autres continents est avérée et importante. Le mouvement migratoire des européens a commencé déjà depuis plusieurs décennies, et il s’est intensifié dans la dernière partie du XIXe siècle. En émigrant, les Européens emportent avec eux leurs valeurs, leur culture, leurs savoir-faire et ils les transmettent directement ou indirectement à leurs descendants et aux populations locales. En 1914, tous les continents sont concernés par ce phénomène : les Amériques, l’Asie, l’Afrique et même l’Océanie. Le processus de peuplement (issu de l’Europe) est « abouti » dans des régions indépendantes comme en Amérique, et la présence « autoritaire » des européens s’impose encore dans les colonies comme en Afrique, par exemple.
Les méthodes de travail et la production de biens sont, au niveau mondial, assez largement déterminées par les initiatives européennes. Dans un jeu de réciprocité, la croissance économique européenne nécessite, et permet, le développement du travail et de la production ailleurs, dans des territoires lointains. L’influence européenne se retrouve aussi dans l’utilisation de techniques et de machines de production, importées et issues du modèle de la révolution industrielle qui s’est opérée dans le courant du XIXème siècle en Europe.
L’implantation progressive d’écoles, initiée par les européens, est un important vecteur d’influence culturelle, en termes de valeurs morales et religieuses, ou d’usages linguistiques. Par exemple, les missionnaires en Afrique instruisent largement les enfants des familles indigènes, ou bien les anglais et les chinois co-construisent un langage spécifique : le « pidgin english », pour communiquer en affaires…
Des échanges économiques et culturels asymétriques
La réalité de l’influence économique et culturelle européenne sur les autres continents est donc effective en 1914. Mais les échanges dans ces domaines, si importants soient-ils, sont souvent déséquilibrés et organisés par les européens, pour les européens.
Sur le plan économique par exemple, l’installation de « treaty ports » ( ports ouverts »), en Chine ou au Japon, permettent à la France ou au Royaume-Uni de développer leur commerce international. Des inégalités apparaissent dans les clauses des traités. Ainsi les nations européennes obtiennent des privilèges unilatéraux, comme l’immunité judiciaire ou l’absence de contrôle douanier par les gouvernements indigènes.
Dans le domaine monétaire, en 1914, les principales puissances européennes (Royaume-Uni, France, Allemagne) disposent d’importants capitaux (170 milliards de francs-or) répartis dans tous les continents. Mais cette accumulation de richesse s’opère en usant de pressions politiques ou militaires, pour imposer des emprunts à la Chine ou l’Empire Ottoman par exemple.
L’accroissement des richesses en Europe s’appuie aussi sur l’exploitation humaine, car l’utilisation de la force de travail à moindre coût est un atout économique connu depuis longtemps. L’esclavage étant aboli, de nouvelles formes d’exploitation comme l’engagisme, ou le travail forcé, existent encore au début du XXe siècle.
Photo : Roger Viollet.
Sur le plan culturel, on observe aussi la mise en valeur de la puissance européenne, par exemple lors des expositions universelles de Paris en 1889 et en 1900, au détriment des populations indigènes. On donne à voir une image stéréotypée et primitive des individus, dans des « villages », exposées à la manière d’un zoo humain.
Limites et résistances à l’hégémonie européenne
La possibilité d’émigrer en direction des Etats-Unis devient moins évidente, et cela limite les Européens dans un projet de vie supposé être meilleur ailleurs. En effet à partir de 1907, le gouvernement américain vote des lois pour freiner, voire suspendre l’immigration sur son territoire. Cette décision est fondée par un souci de régulation économique et entrave le vaste mouvement migratoire européen. Cet événement prouve bien que l’Europe n’est pas seulement perçue comme un moteur du développement, mais aussi comme un fardeau, pour d’autres nations.
Dans les colonies, des mouvements de résistance émergent aussi. Nourrie par l’enseignement que l’Europe lui apporte, à travers ses écoles, la classe des nouvelles élites indigènes prend conscience de sa valeur et remet en cause la prévalence européenne sur les affaires.
Au sein même des nations européennes, les oppositions au mouvement colonialiste et ses conséquences se développent, face aux crises « internes » que les nations européennes connaissent. Ainsi, la France, à partir des années 1880 se replie sur elle-même et prend des mesures protectionnistes qui ont des conséquences économiques préjudiciables pour les partenaires étrangers.
D’autre part, pour rester sur l’exemple français, il est vrai que les idées d’émancipation du peuple inspirées par la Révolution française, et réactualisées par les révolutions de 1830, de 1848, et la IIIème République de 1870 vont à l’encontre de l’idée d’exploitation coloniale.
En somme, le passé (et encore un peu le présent) colonial de l’Europe en 1914, sa puissance économique et industrielle, son influence culturelle, sont des éléments incontournables de l’époque contemporaine. Ces éléments ont façonné le monde, pas de façon toujours honorable, et pas entièrement. Une histoire du monde, moins “euro-centrée », peut s’écrire.
Christine HEY
Conseil de lecture
1780-1914 Le monde est à nous, revue L’Histoire n°425.