Histoire en balade

La période moderne est marquée par un ensemble d’expériences et de découvertes dont les explorations outre-mer sont un vecteur marquant. A ce titre, Serge Gruzinski évoque dans Les quatre parties du monde : histoire d’une mondialisation (2004), l’idée que les grandes explorations menées par les Européens à partir de la fin du XVe siècle ont débouché sur une première mise en contact de mondes jusque-là cloisonnés.

Parmi les sources exploitées pour écrire l’histoire des grandes découvertes, le récit de voyage de Ralph Fitch nous permet de saisir comment les explorations européennes ont impacté les relations commerciales et culturelles entre l’Europe et la partie asiatique du monde. Ralph Fitch est en effet un marchand voyageur anglais, mandaté par son pays à la fin du XVe siècle pour explorer l’Inde et les pays d’Asie.

Il répond en cela aux ambitions économiques des Anglais, qui émergent sur le continent asiatique à la fin du XVIe siècle. L’empire portugais, jusque-là bien implanté, perd du terrain en Asie (au profit de son exploitation du Brésil), et les concurrents européens tels que l’Angleterre, mais aussi les Provinces Unies, entrent en scène.

Dans son récit, Ralph Fitch relate les circonstances de son arrivée en Inde et les difficultés qu’il éprouve avec les Portugais. Il décrit les lieux et les personnes qu’il rencontre au fur et à mesure de son avancée en Inde et en Extrême Orient, il détaille aussi les produits qui font l’objet de commerce et qui sont susceptibles d’intéresser les Anglais. C’est un témoignage précieux, même s’il est orienté, de ces premiers temps de mise en contact des continents du monde. L’expérience de Ralph Fitch rend compte à la fois des rivalités européennes qui se jouent hors d’Europe, de l’intérêt que les Anglais portent aux potentialités commerciales de l’Asie, mais aussi, tout simplement, de la curiosité des européens pour « l’exotisme » des mondes lointains.

L'arrivée de Vasco de Gama à Calicut en 1498, Alfredo Roque Gameiro, v. 1900
L'arrivée de Vasco de Gama à Calicut en 1498, Alfredo Roque Gameiro, v. 1900

Des territoires déjà connus des Portugais

En Inde et en Extrême-Orient, ce sont les Portugais qui ont premièrement conquis l’espace maritime, depuis que Vasco de Gama a découvert la route des Indes en contournant l’Afrique en 1498. Ils ont progressivement établi un empire commercial, soutenu par une flotte militaire dominante qui protège leurs comptoirs, sur la côte ouest de l’Inde. La ville de Goa, par exemple, est leur principale base commerciale encore maîtrisée à la fin du XVIe siècle. Elle se situe au nord de la côte occidentale de l’Inde. C’est par là que les Anglais arrivent dans les années 1590, non sans mal, pour chercher des débouchés commerciaux. La défiance des Portugais, jaloux de défendre leur monopole, explique les premières difficultés (emprisonnement, surveillance…) que rencontrent les Anglais…

Par ailleurs, ces derniers soutiennent politiquement les Provinces-Unies qui sont en plein soulèvement contre Philippe II, roi d’Espagne et du Portugal depuis 1580. Dans ce contexte complexe de tensions politiques et religieuses, la présence de Ralph Fitch en Inde n’est par conséquent pas vue d’un bon œil, et lui-même ne s’attarde pas. Il poursuit son voyage plus loin dans les terres, là où la présence des Portugais est moins nette. En ce sens, il continue son voyage dont l’objectif premier est de repérer les opportunités et les potentialités commerciales de l’Inde et de l’Asie.

Le Planisphère Cantino, par un cartographe anonyme portugais-1502, Bibliothèque Universitaire Estense, Modène, Italie
Le Planisphère Cantino, par un cartographe anonyme portugais-1502, Bibliothèque Universitaire Estense, Modène, Italie

Le regard d’un européen, entre intérêt commercial et curiosité pure

Ralph Fitch s’intéresse aux marchandises prisées par les Européens à cette époque. Le poivre, le gingembre, le clou de girofle, la noix de muscade, font partie des épices les plus recherchées car elles sont sources d’enrichissement. Avant l’Angleterre, les Portugais avaient aussi lancé leurs expéditions à travers les océans pour la même motivation. A ces produits s’ajoutent des produits nouveaux tels que le santal,  le camphre, le musc … Ces produits encore inconnus en Europe présentent un intérêt pour la pharmacopée et les parfums que Ralph Fitch, en tant que commerçant,ne manque pas de relever. En effet, l’amélioration du niveau de vie global en Angleterre et notamment celui des classes les plus aisées permet d’envisager le développement de nouveaux marchés.

De plus, l’ensemble de ces produits est accessible grâce aux réseaux de communication investis par les Portugais au moment de leur expansion impériale, mais déjà préexistants en Inde, en Indonésie et en mer de Chine. Ralph Fitch se rend dans des lieux tels que le Bengale, le Cochin, les îles Moluques, les îles de Banda et de Timor … En somme, il marche dans les pas des Portugais qui ont établi des comptoirs commerciaux dans ces lieux au fil du XVIe siècle. Son voyage emprunte la Carreira da India, cet ensemble de routes maritimes qui relie l’Inde, l’Indonésie et l’Extrême-Orient pour permettre la réalisation des échanges commerciaux. Les commerçants musulmans et les autorités locales, de même que les Chinois et les Japonais, utilisent également ces routes et peuvent être envisagés comme autant de partenaires dans la mesure où les Portugais perdent progressivement leur monopole dans ces régions. Il faut dire que les Anglais ne reconnaissent pas la valeur du traité de Tordesillas, passé entre l’Espagne et le Portugal en 1494 et qui accordait le monopole de l’exploitation des nouvelles terres conquises exclusivement à l’un ou à l’autre.

Ralph Fitch, à l’instar d’autres voyageurs européens de son temps, éprouve une vive curiosité pour les régions lointaines qu’il explore, pour leur caractère exotique et culturel nouveau. Son regard est celui d’un européen, imprégné de culture judéo-chrétienne. Il décrit avec détails les populations qu’il rencontre, leurs coutumes et leurs mœurs. Ainsi, il relève les pratiques religieuses : l’adoration des statues (« pagodes ») en forme d’animaux, le culte des idoles, les « étranges rites », les prêtres Brahmines… Ses observations sont assez largement développées parce qu’il veut témoigner de son expérience auprès de lecteurs qui n’ont pas fait les mêmes voyages, et il veut partager ainsi les connaissances qu’il a engrangées. La pratique de religions différentes et leur description est un sujet important pour Ralph Fitch, qui établit des comparaisons avec ce qu’il connaît. Son esprit chrétien l’amène à connoter négativement le caractère des individus, ou leur nudité.

Ralph Fitch relève aussi les tensions qui persistent entre les populations locales et les autorités portugaises. Il démontre ainsi que les Portugais, en dehors de leur domination commerciale dans les comptoirs littoraux, n’ont pas vraiment influencé la culture des indigènes qui vivent sur ces territoires.

Ralph Fitch s’intéresse aussi beaucoup à la flore, à la faune et au climat. Il évoque les éléphants, le poivrier qui ressemble au lierre, l’arbre à clous de girofle, en établissant des liens avec ce qui est connu en Europe afin de stimuler leur imaginaire et de satisfaire leur curiosité.

Christine HEY

Conseils de lecture

  • BERTRAND Romain, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre, Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Seuil, 2011.
  • GRUZINSKI Serge, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004.
  • RYLEY, J. HORTON (John Horton), Ralph Fitch, England’s pioneer to India and Burma; his companions and contemporaries, with his remarkable narrative told in his own words, 1899.
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